samedi 23 février 2013

Dernières nouvelles de Hitler


De Marianne

THOMAS RABINO

Après des centaines de biographies et d'études consacrées au nazisme, la vie du plus sanguinaire des dictateurs conserve une part de mystère. Quatre nouveaux ouvrages, de Laurence Rees à Pierre Milza, marquent les 80 ans de l'arrivée au pouvoir de Hitler.


Dernières nouvelles de Hitler
On connaît les grandes lignes du portrait de Hitler composé au fil des années par les recherches historiques. Un peintre raté et effacé, passé sous l'uniforme en 1914 mais plus ou moins planqué, devenu un ancien combattant de la Grande Guerre ruminant son aigreur et qui mua, dans une Allemagne vaincue secouée par les crises, en un agitateur bientôt prêt à tout pour prendre le pouvoir. Un être asocial, tantôt hésitant, tantôt d'une confiance inébranlable, capable d'entraîner des masses consentantes dans les abîmes sans fond de l'inhumanité, grâce à la connivence de multiples acteurs. 


Un dictateur paresseux, auteur, sur le plan militaire, de coups de génie comme de bourdes monumentales, doublé d'un tyran génocidaire qui érigea la haine et la destruction en doctrine politique. Selon d'autres historiens - et une piste suivie par le renseignement américain dès 1947 -, le chef de l'Etat nazi, certain d'être guidé par «la Providence», était de surcroît cliniquement atteint de folie (mais bien responsable de ses actes), comme le laisse supposer son hospitalisation en octobre-novembre 1918 dans le département psychiatrique de l'hôpital de Pasewalk. 

Charisme mortifère 

La quintessence du personnage se situe toutefois dans son charisme paradoxal, sans lequel cet ex-caporal autrichien serait resté un obscur pangermaniste. C'est ce charisme mortifère qu'observe à la loupe l'historien et journaliste Laurence Rees, ancien directeur de la chaîne BBC History, dans un passionnant essai psycho-historique aujourd'hui publié sous le titre Adolf Hitler, la séduction du diable (Albin Michel). Son titre originel en anglais, The Dark Charisma of Adolf Hitler («le Sombre Charisme d'Adolf Hitler»), n'a pas la connotation inutilement surnaturelle du titre français. Car Hitler a bien adossé ses actes à un pouvoir concret que Rees s'emploie à rendre palpable : comment le «pouvoir de séduction» de Hitler, a priori inexistant, a-t-il pris forme ? Quelle attirance, quel rejet, quel aveuglement Hitler a-t-il suscités ? 


Comment sa force de conviction a-t-elle pu subsister alors que la défaite de Stalingrad, début 1943, démontrait toute l'irrationalité des certitudes hitlériennes ? Pour répondre à ces questions, l'auteur a puisé dans un solide corpus de témoignages - Allemands lambda et caciques du Reich - constitué par ses soins au cours des vingt dernières années. 

«Mon impression est que, fort heureusement, cet homme, Hitler, n'accédera jamais au pouvoir», crut ainsi l'un de ces témoins des années 20. «Ceux avec qui j'étais, les nombreuses personnes qui assistaient partout aux conférences du parti, tous le croyaient, et la seule raison qu'ils avaient de le croire, c'était parce qu'il était évident que lui aussi y croyait», juge un autre. La mise en perspective de ces confessions contradictoires, recoupées par divers documents, révèle les ingrédients d'un cocktail toxique, mêlant les aspirations de tout un peuple, des fragments d'idéologie déjà datée, des ambitions personnelles, un système de prébendes, des réticences vite circonscrites aussi, l'ensemble conditionnant des dizaines de millions d'individus à «travailler en direction du Führer», c'est-à-dire à obéir ou même à devancer les objectifs délirants définis par Hitler, comme l'a théorisé l'historien britannique Ian Kershaw, auteur en 1998-1999 de sa biographie de référence (lire son interview, ci-contre). 

Un manifeste apocalyptique 

Avec Mein Kampf, publié en 1925, le charisme de Hitler trouva une expression livresque. La réédition augmentée de Mein Kampf, histoire d'un livre (Flammarion), du journaliste et documentariste Antoine Vitkine, en finit avec quelques légendes tenaces : la «bible nazie» fut bien le fruit des pensées torturées de Hitler que son secrétaire Rudolf Hess se contenta, avec quelques autres, de rendre un peu moins indigeste. Surtout, Vitkine détaille la vie d'un ouvrage dont les 10 000 exemplaires du premier tirage furent écoulés en quelques mois. Culminant à 23 000 exemplaires avant la crise de 1929, les ventes du premier volume exploseront à la faveur des succès électoraux enregistrés par les nazis, faisant ainsi la fortune de son auteur. Mein Kampf gagne ainsi à être resitué dans la stratégie politique définie par Hitler, désormais «messie» autoproclamé et soucieux de reprendre la main sur son parti groupusculaire. Devant le système argumentatif de ce manifeste apocalyptique, on ne peut que se demander pourquoi, après avoir failli être interdit en 1925, cette autobiographie programmatique annonçant l'horreur nazie a-t-elle si peu fait réagir en Allemagne même, mais aussi chez son «ennemi héréditaire», la France. C'est ainsi qu'en dépit de son immense succès l'extrême radicalité de l'ouvrage prit pour Hitler la forme d'un potentiel boulet entravant la relative tentative de «normalisation» de son discours. 

Dans Hitler. 30 janvier 1933, la véritable histoire, aujourd'hui également publié, rien de moins que le 17e livre que l'historien François Delpla consacre à Hitler et au nazisme, ce spécialiste milite pour un réexamen de sources qu'il juge mésestimées, et fait le point sur les étapes successives de la marche hitlérienne vers le pouvoir. A ce titre, les Mémoires rédigés en 1946, publiés en 1977 et non traduits en français d'Otto Wagener (1888-1971), un industriel rallié très tôt au national-socialisme, ont alimenté la réflexion d'un essai qui entend démontrer la préparation minutieuse de ce qu'il convient d'appeler un véritable coup d'Etat constitutionnel - et, il faut encore et toujours le rappeler, non démocratique, Hitler n'ayant jamais réellement été élu. 

Antithèse de Mussolini 

Devenu un conseiller économique de premier plan tombé en disgrâce peu après la nomination de Hitler à la chancellerie, Wagener fut, selon ses propres mots, un «confident» qui recueillit les états d'âme, les doutes et les certitudes du chef nazi. De fait, ce point de vue, dûment recoupé par différentes sources, campe un Hitler plus calculateur que jamais. Adepte, aux côtés de Rudolph Binion et, dans une moindre mesure, de Thomas Weber, d'une approche médico-historique tendant à démontrer la «folie» de Hitler, Delpla, fertile en thèses pour le moins iconoclastes - selon lui, Hitler n'était pas antisémite avant 1918, par exemple -, décrit un leader devant plus son triomphe politique à sa ruse qu'à une conjoncture favorable. Soit l'antithèse de Benito Mussolini, pourtant considéré par Hitler comme un véritable alter ego. 

En dix ans, Hitler et Mussolini se sont rencontrés dix-sept fois. Dans son nouveau livre, Conversations Hitler-Mussolini. 1934-1944, l'historien Pierre Milza a eu l'idée lumineuse d'observer cette décennie à la lueur de la relation criminelle et politiquement passionnelle nouée par les deux hommes. Admirateur du Duce, Hitler fut très tôt convaincu de pouvoir dépasser son modèle. «Si un Mussolini allemand était donné à l'Allemagne [...], les gens tomberaient à genoux pour l'adorer plus que Mussolini lui-même», assurait-il en 1923. Devenu un ami attentionné du leader fasciste, le maître de l'Allemagne fera de lui une marionnette, révélant ainsi sa capacité à séduire, quitte à se montrer déférent, un dictateur qui le trouva longtemps «risible». «Je vous considère comme mon meilleur, et peut-être comme le seul ami que j'aie en ce monde», déclarait Hitler à Mussolini quelques heures après l'attentat manqué du 20 juillet 1944, au terme d'une ultime entrevue. Fidèle à lui-même, le Führer trahissait dans le même temps sa promesse de respecter la souveraineté des territoires italiens à population germanophone. 

Les avancées sur Hitler évoquées plus haut rappellent que d'autres pistes restent à explorer : sans nouvel ajournement, l'ouverture en 2017 d'archives britanniques relatives au passage en Angleterre du nazi de la première heure Rudolf Hess, décidé à négocier la paix avec la couronne avant l'offensive à l'est de juin 1941, devrait par exemple apporter de précieux éléments à la recherche, Hitler ayant toujours prétendu que Hess avait agi seul. Rien n'empêche non plus de croire que n'émergeront pas des limbes historiques des documents fort instructifs, comme cette fiche signalétique du «journaliste Adolf Hitler», établie en 1924 par les services de renseignements français et redécouverte quatre-vingt-cinq ans plus tard. Bon an, mal an, l'image sombre de Hitler s'éclaire de plus en plus.  

La Séduction du diable, de Laurence Rees, Albin Michel, 442 p., 22 €. 

Mein Kampf, histoire d'un livre, d'Antoine Vitkine, Flammarion, «Champs-Histoitre», 332 p., 9 €. 

Conversations Hitler-Mussolini. 1934-1944, de Pierre Milza, Fayard, 408 p., 24 €. 

Hitler. 30 janvier 1933, la véritable histoire, de François Delpla, Pascal Galodé Editions, 215 p., 20 €. 


IAN KERSHAW TOURNE LA PAGE FÜHRER 

Auteur de la biographie de Hitler qui fait autorité depuis sa parution en 1998 et 1999, ainsi que d'un essai sur le charisme de celui-ci, l'universitaire britannique a choisi de consacrer son prochain livre à l'histoire de l'Europe au XXe siècle. S'il comportera sans doute de passionnants chapitres sur le IIIe Reich et la Seconde Guerre mondiale, Hitler n'est plus au cœur des recherches de Sir Kershaw. Il s'en explique dans nos colonnes. 

Marianne : Croyez-vous que d'importantes découvertes historiques soient encore possibles à propos de Hitler ? 

Ian Kershaw : Je ne le crois pas. De façon inévitable, des tentatives pour modifier nos interprétations continueront à voir le jour, comme le veut d'ailleurs la science historique. Mais des trouvailles majeures grâce à de nouvelles archives me semblent peu probables. 

Comment définir le poids réel de Hitler sur le cours des événements ? 

I.K. : Il est évident que la personnalité de Hitler a influencé l'histoire du IIIe Reich, et donc de la période. Naturellement, comme à chaque changement d'époque, le rôle des individualités doit être mis en perspective avec la part des «infrastructures impersonnelles» et l'apport de forces diverses. Mais le genre d'individu que fut Hitler a certainement façonné des décisions très cruciales, tout comme le personel du régime qu'il dirigeait. 

Selon certains chercheurs, Hitler était fou, au sens clinique du terme. Vous-même avez écrit qu'il s'agissait d'un «désaxé bizarre». Pensez-vous que les enseignements à tirer de son séjour dans le département psychiatrique de l'hôpital de Pasewalk, en novembre 1918, soient dignes d'intérêt ? 

I.K. : J'ai quelque doute à ce sujet. Les théories psychiatriques concernant l'expérience qu'a vécue Hitler à Pasewalk ne devraient pas nous amener bien loin.  

Propos recueillis par Thomas Rabino

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