dimanche 15 septembre 2013

Les Pinçon-Charlot contre-attaquent

Vu dans Marianne cette semaine
Le nouveau livre du couple de sociologues, "la Violence des riches", pointe une fois encore le cynisme des élites françaises et s'en prend à la délinquance fiscale, véritable sport de classe.

Les Pinçon-Charlot contre-attaquent
Loin des conflits entre Taubira et Valls et autres vaudevilles politiques qui tentent de nous faire oublier la hausse du chômage et la montée des inégalités, les Pinçon-Charlot réfléchissent aux violences que nous font subir les riches. Les décisions de cette petite élite peuvent jeter des milliers de familles dans la misère. Il suffit de se promener dans les Ardennes. Les friches industrielles y succèdent aux usines murées. Les délocalisations, les fonds spéculatifs et autres inventions financières ont fait des ravages. Bien davantage que les vols d'autoradios et de portables. 

Les escroqueries à la Sécurité sociale ou au fisc coûtent, elles, des dizaines de milliards à la collectivité nationale. Car la fraude fiscale est un sport de classe que l'on pratique plus à Neuilly-sur-Seine qu'à La Courneuve et à Sarcelles. C'est finalement Valls qui ferait bien de mettre la pression sur Mme Taubira ! Car l'ordre républicain est ici bafoué tous les jours par des juges plus laxistes qu'en banlieue. «En moyenne, six mois avec sursis et quelques millions d'euros d'amendes pour des fraudes avoisinant le milliard d'euros», écrivent les Pinçon-Charlot. N'en déplaise à François Hollande, ces délinquants ont un prénom et un visage : ils s'appellent Laurence, Bernard... Qu'ils soient héritiers, financiers ou gestionnaires de fonds, en cas de récidive, aucune peine plancher n'est prévue pour eux. Au contraire. Ils gagnent à tous les coups. Le soutien du Medef leur est acquis, et en prime ils peuvent devenir conseillers du gouvernement socialiste. 

"L'argent, c'est la liberté" 

Tout le monde en prend pour son grade avec les Pinçon. Les hommes politiques, évidemment. L'UMP trouvera d'ailleurs ici tout prêt un «inventaire» saisissant de la politique de Sarkozy. Pour un complément d'information, Copé et son équipe pourront aussi puiser allégrement dans un précédent livre du couple : le Président des riches (La Découverte, 2011). Notre gouvernement n'est pas pour autant oublié. L'hommage rendu aux socialistes par Bernard Arnault, la première fortune de France, dans un entretien au Monde de 2013 est un vrai coup de griffe du rapace. «Quand Pierre Bérégovoy était ministre de l'Economie de François Mitterrand, l'entrepreneur était considéré comme un héros national», et les salariés, eux, commençaient à être vus comme une charge. Si les réseaux de Hollande sont décrits un peu trop vite ; dans un chapitre sur PSA, les deux auteurs s'interrogent avec ironie sur cette «deuxième droite». «Comment Pierre Moscovici a-t-il pu déclarer au Monde le 17 juillet 2012 : "Comme tout le monde, j'ai ressenti un choc à l'annonce du plan de PSA. Et c'est d'abord aux salariés et à leurs familles que je pense." Mais pouvait-il être dans l'ignorance des difficultés de cette société en tant que vice-président du Cercle de l'industrie, dont Philippe Varin [le président du directoire de PSA] est le président ?» 

Les petits soldats du journalisme ne sont pas oubliés. Il suffit d'allumer sa radio pour entendre un auditeur nous rappeler que les riches font vivre le commerce : «L'argent, c'est la liberté, et je regrette qu'en France on soit envieux vers le haut et que l'on tire notre pays vers le bas.» Le Meccano de la domination se voit encore une fois ici démonté. 

La Violence des riches, de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, 256 p., 17 €. A paraître le 12 septembre. 

samedi 7 septembre 2013

Mourir de ne pas enseigner

Mourir de ne pas enseigner
Document Marianne
Eric Conan | Samedi 7 Septembre 2013

Voilà pourquoi il faut lire la dernière lettre de Pierre Jacque, enseignant de 55 ans au lycée Artaud de Marseille, qui vient de se suicider.

Salle de classe du lycée professionnel Marcel Deprez, illustration - DURAND FLORENCE/SIPA
Salle de classe du lycée professionnel Marcel Deprez, illustration - DURAND FLORENCE/SIPA
Cette semaine de rentrée des classes a été marquée par le suicide d’un enseignant de 55 ans, mais, curieusement, la presse, qui est toujours à la recherche de sujets et d’angles pour traiter de cette actualité scolaire aussi prévisible que répétitive s’est peu penchée sur ce geste tragique. 

On se dit que c’est peut être un sage réflexe, car on le sait, on le répète, un « suicide-reste-toujours-un-mystère-humain-aux-facteurs-multiples-difficile-à-interpréter ». En l’occurrence ce n’est pas le cas, puisque certains médias nous ont précisé de façon macabre que l’intéressé avait évoqué l’idée de s’immoler devant son établissement ou indiqué qu’il avait laissé une lettre expliquant qu’il ne supportait plus les conditions de son métier, mais sans nous en dire beaucoup plus.   

C’est bien dommage. Car Pierre Jacque (c’est le nom de ce professeur de technologie et d’électronique en STI2G au Lycée Artaud de Marseille) a clairement décidé de son dernier acte et laissé un texte mûrement réfléchi qui constitue un véritable document sur le calvaire de professeurs motivés et conscients de l’état de délabrement de l’institution éducative. 

La lecture intégrale de ce long texte kafkaïen vaut beaucoup d’enquêtes et de reportages sur le quotidien des enseignants. En effet, tout y est  du naufrage d’une institution : réformes absurdes, improvisées, contradictoires et inapplicables ; ravages de l’idéologie des pédagogistes fous, qui ne sévissent pas qu’en Français ou en Maths mais en Electronique également ; niveau de plus en plus faible d’élèves de moins en moins maitrisables ; conditions de travail concrètes (salles, matériels) impossibles ; programmes technologiques inadaptés au monde économique et à la fameuse « compétitivité », cynisme de la hiérarchie et des inspections qui savent tout mais font tout pour ne pas voir et ne pas faire savoir ; trucages des examens pour cacher le désastre ; etc…  

Dans son bilan, Pierre Jacque n’épargne pas les syndicats dont il dénonce l’inutilité et les complicités et il faut donc rendre hommage à la section du SNES-Aix-Marseille qui a quand même décidé de mettre en ligne sur son site cette lettre adressée à tous ses collègues enseignants.  

Pierre Jacque ayant fait l’effort de réfléchir à cette lettre et à la rédiger pour « tous ceux que(son) témoignage intéressera », avec peut-être avec un dernier espoir d’être encore un peu utile, la moindre des choses est de la faire lire au maximum.

  A ma famille, à mes proches et à tous ceux que mon témoignage intéressera.  
  
Objet : Evolution du métier d'enseignant.  
  
    Je vous fais part de ma décision de ne pas faire la rentrée scolaire 2013. En effet le métier tel qu'il est devenu au moins dans ma spécialité ne m'est plus acceptable en conscience. Pour éclairer ma décision je vous décris succinctement mon parcours personnel. Je suis devenu ingénieur en électronique en 1982 à l'âge de 24 ans. Ma formation initiale et surtout mon parcours professionnel m'ont amené à exercer dans la double compétence "hard" et "soft". Le métier prenant et difficile m'a toujours convenu tant que j'avais le sentiment de faire œuvre utile et d'être légitime dans mon travail. Passé la quarantaine la sollicitation de plus en plus pressente d'évoluer vers des tâches d'encadrement et le sort réservé à mes ainés dans mon entreprise m'ont incité à changer d'activité. En 1999 j'ai passé le concours du Capet externe de Génie électrique et j'ai enseigné en section SSI et STI électronique. Le choc pour moi fut brutal de constater la baisse de niveau des sections techniques en 18 ans passé dans l'industrie notamment pour la spécialité agent technique (niveau BTS ou DUT suivant les cas). Même si le niveau enseigné était bien bas de mon point de vue, ma compétence était au service des élèves et je me sentais à ma place. Une difficulté était quand même le référentiel applicable (le programme) datant des années 80, ambitieux pour l'époque et en total décalage avec le niveau réel des élèves des années 2000. Une réforme semblait souhaitable pour officialiser des objectifs réalistes et orientés en fonction des besoins du marché du travail.   

    Puis vint la réforme de 2010 mise en place par Luc Chatel et applicable à la rentrée 2011. Pour le coup, le terme réforme est faible pour décrire tous les changements mis en place dans une précipitation totale. L'enseignement des métiers est réduit à peu de choses dans le référentiel de 4 spécialités seulement qui constitue des "teintures" sur un tronc commun généraliste d'une section unique appelée STI2D qui rentre bizarrement en concurrence avec la section SSI. L'électronique disparait purement et simplement. En lieu et place il apparait la spécialité "Systèmes Informatiques et Numériques" (SIN). Cela ne me pose pas de problème personnel, je maitrise bien le domaine et je l'enseigne même plus volontiers que les classiques problèmes de courant de diode ou de montages amplificateurs.   

      Je me pose quand même la question de la compétitivité de notre pays dans le domaine industriel avec un pareil abandon de compétence. La mise en place de la réforme est faite à la hussarde dans un état d'affolement que l'inspection a du mal à dissimuler. Entre temps le gouvernement a changé sans que les objectifs soient infléchis le moins du monde ou qu'un moratoire soit décidé, ne serait-ce qu'à cause du coût astronomique de cette réforme. En effet il aura fallu réorganiser l'implantation de tous les ateliers de tous les lycées techniques de France, abattre des cloisons, en remonter d'autres à coté, refaire tous les faux plafonds, les peintures et renouveler les mobiliers. Ceci est fait à l'échelle du pays sans que la réforme ait été testée préalablement dans une académie pilote.  

    Début 2011, l'inspection nous convoque en séminaire pour nous expliquer le sens et les modalités de la réforme ; il apparait la volonté de supprimer toute activité de type cours ce qui est la radicalisation d'une tendance déjà bien marquée. On nous assène en insistant bien que l'élève est acteur de son propre savoir, qu'il en est le moteur. Pour les spécialités, donc la mienne SIN entre autre, cela signifie qu'une partie conséquente de l'activité sera de type projet. A l'époque les chiffres restent vagues, il est question de 50% du temps au moins. La nature des projets, la façon de les conduire, la façon de les évaluer ne sont pas évoquées et les questions que posent les enseignants à ce sujet restent sans réponses, nous serons mis au courant après la rentrée de septembre.   

    En attendant l'inspection nous fait entièrement confiance pour continuer comme d'habitude. Je fais remarquer qu'il ne faudra pas tarder car nous préparons les élèves au bac en deux ans et que la connaissance des modalités d'examens est incontournable rapidement après la rentrée pour un travail efficace, c'est-à-dire sans perte de temps. Lors de la réunion suivante, après la rentrée 2011, l'inspecteur répond un peu agacé à la même question « que notre travail c'est d'enseigner et que l'évaluation verra après »(sic). En attendant le travail devant élève est commencé et moi et mes collègues travaillons à l'estime. Le manque de matériel se fait cruellement sentir dans mon lycée, les travaux nécessaires ne seront faits qu'à l'été 2012. Lors d'une réunion aux alentours de février il nous est demandé pour la prochaine réunion d'exposer l'état d'avancement de la réforme et si possible les projets envisagés ou mieux déjà mis en œuvre.   

   A ce moment je viens juste de recevoir un premier lot de matériel et je ne dispose du logiciel correspondant que depuis novembre. La pression amicale mais réelle pour commencer les projets va aller augmentant. J'ai un groupe de 16 élèves et un autre de 15 dans une salle qui est déjà trop étroite pour recevoir proprement 14 élèves en travaux pratiques et avec un matériel réduit qui ne me permet qu'un choix très restreint de sujets. La phase passée en projet sera cauchemardesque pour l'enseignant et la fraction d'élèves sérieux. Le dernier mois de cette année de première sera passé en activités plus classiques. A la rentrée 2012 les élèves sont maintenant en terminale, j'ai les tables de travail prévues dans une salle provisoire de 80 m2 au lieu des 140 m2 prévus. Il est difficile de bouger, le travail en travaux pratiques reste possible et je couvre ainsi la partie communication réseau de référentiel au moyen d'un logiciel de simulation. Je ne dispose pas du matériel support. On me bricole une salle de 150 m2 à partir de deux salles de cours séparées par un couloir et j'attaque les projets dans ces conditions. Le couloir sera abattu aux vacances de février.  

     Pendant ce temps nous avons appris que la note du bac porterait uniquement sur le projet final est que la note serait constituée de deux parties égales, une attribuée par un jury en fin d'année suite à une soutenance orale avec support informatique, l'autre attribuée par l'enseignant de l'année au vu du travail fourni par les élèves. Les critères d'évaluation portent principalement sur la gestion de projet et la démarche de développement durable. Il est explicitement exclu de juger les élèves sur les performances et la réussite du projet. Ceci appelle deux remarques. La première est que les critères sont inadaptés, les élèves sont incapables de concevoir et même de gérer un projet par eux-mêmes. De plus la démarche de développement durable est une plaisanterie en spécialité SIN où l'obsolescence programmée est la règle. 

Comment note-t-on alors les élèves ? A l'estime, en fonction de critères autres, l'inspection le sait mais ne veut surtout pas que la chose soit dite. Du coup cette note relève "du grand n'importe quoi" et ne respecte aucune règle d'équité. Elle est attribuée par un enseignant seul qui connait ses élèves depuis au moins un an et compte coefficient 6 ce qui écrase les autres matières. Cela viole l'esprit du baccalauréat dans les grandes largeurs. Je considère que ceci est une infamie et je me refuse à recommencer. L'ensemble du corps inspectoral est criminel ou lâche ou les deux d'avoir laissé faire une chose pareille. Cette mécanique est conçue dans une idée de concurrence entre les enseignants mais aussi entre les établissements pour créer une dynamique de très bonnes notes à l'examen y compris et surtout si elles n'ont aucun sens. Vous avez l'explication des excellents résultats du millésime 2013 du baccalauréat au moins pour la filière technologique. Cela fait plus d'un an que je me plains à mon syndicat de cet état de fait. Pas un seul compte-rendu ni localement sur Marseille ni à un plus haut niveau n'en fait mention. Je suis tout seul à avoir des problèmes de conscience. Ou alors le syndicat est activement complice de l'état de fait, le responsable local me dis : « Mais non Pierre tu n'es pas tout seul ». En attendant je ne vois aucune réaction et ce chez aucun syndicat. 
  

    Que penser ? Soit nous sommes muselés, soit je suis le dernier idiot dans son coin. De toute façon je n'accepte pas cette situation. Je pense au niveau toujours plus problématique des élèves, autrefois on savait parler et écrire un français très convenable après 5 ans d'étude primaire. Aujourd'hui les élèves bacheliers maitrisent mal la langue ne savent plus estimer des chiffres après 12 ans d'études. Cherchez l'erreur. La réponse de l'institution est : « Oui mais les élèves savent faire d'autres choses ». Je suis bien placé dans ma spécialité pour savoir que cela n'est pas vrai ! Les élèves ne maitrisent rien ou presque des techniques numériques d'aujourd'hui. Tout ce qu'ils savent faire est jouer et surfer sur internet. Cela ne fait pas une compétence professionnelle.   

   Les médias nous rabattent les oreilles sur la perte de compétitivité du pays en laissant entendre que le coût du travail est trop élevé. Cette présentation pèche par une omission grave. La réalité est que le travail en France est trop cher pour ce que les travailleurs sont capables de faire véritablement. Et là la responsabilité de l'Education nationale est écrasante. Qui osera le dire ? J'essaye mais je me sens bien petit. J'essaye de créer un maximum d'émoi sur la question.   

   J'aurais pu m'immoler par le feu au milieu de la cour le jour de la rentrée des élèves, cela aurait eu plus d'allure mais je ne suis pas assez vertueux pour cela. Quand vous lirez ce texte je serai déjà mort.  
  
Pierre Jacque   
Enseignant du lycée Antonin Artaud à Marseille