jeudi 20 février 2014

Les lois de la conso unique

Valérie Hénau


Pourquoi a-t-on soudain une folle envie d'un tapis berbère ? Ou tombe-t-on amoureux du prénom Nathan, au point de le donner à son petit dernier (comme une majorité des bébés mâles nés en 2013) ? Comment se fait-il qu'on trouve très finaud de dire "Allô ?" à sa mère sourdingue, en parodiant Nabilla ? La force du conformisme, plus impérieuse que jamais, avec les nouvelles technologies. Voyage au pays des nouveaux suiveurs, ces "dandys grégaires" chers à Alain Finkielkraut.


Chambre Ikéa - Alex Segre/REX/REX/SIPA
Chambre Ikéa - Alex Segre/REX/REX/SIPA
La soumission délibérée à la norme 

Peur du ridicule, désir d'en être, honte d'être méjugé, angoisse d'être méprisé : l'emprise de la norme est toujours plus puissante qu'on veut bien l'admettre. Et pour cause. Afficher des signes d'appartenance à un groupe offre d'évidents bénéfices, qu'il serait absurde et immodeste de nier. Cela nous simplifie la vie, fluidifie nos relations, nous aide à nous faire des amis, à trouver un conjoint rassuré de partager les mêmes codes que nous. Les guides d'us et coutumes proliférant actuellement en librairies (Je parle le parisien, Manuel de style GQ...) tout comme les rubriques normatives des magazines («A faire/A ne pas faire», «En hausse/En baisse») sont les nouveaux manuels de bonnes manières. 

Leurs règles sont aussi subtiles que déterminantes. Par exemple, dans certaines tribus contemporaines du monde occidental, on trouve follement chic la verrine de saumon au guacamole et piment d'Espelette (famille «Un dîner presque parfait»). Dans d'autres, on frôle le suicide social si on s'adonne à cette pratique décrétée ringarde (famille «Bistronomie», obédience fooding). 

Tout cela explique qu'on va rarement s'approvisionner dans des classes sociales ou d'âge qui ne sont pas les nôtres. Si vous êtes un homme, chef d'entreprise quinqua dans l'agroalimentaire, à moins d'être manipulé par une jeune maîtresse vendeuse dans le Marais, vous n'allez pas vouspointer au bureau en jean brut APC, ceinture en cuir végétal, cardigan Uniqlo et barbe de trois jours. Mais plastronner en costume Monsieur de Fursac, la joue glabre et le mocassin Finsbury bien ciré, comme vos pairs... 

La fureur de la distinction 

Le paroxysme de la soumission à la norme est atteint à l'adolescence, où l'on tuerait père et mère pour avoir les bonnes baskets. Mais attention, celles-ci ne sont pas les mêmes selon qu'on est une minette localisée dans un quartier bourgeois traditionnel (cette année, plutôt les «Blazer» de Nike ou des Stan Smith) ou une jeune bobo dont l'écosystème s'épanouit, à Paris, autour du canal Saint-Martin (ce seront alors des National Standard made in France ou des Veja fourrées équitables). 

Les réseaux sociaux - où l'on se fait plébisciter in vivo - ont follement emballé la machine à fabriquer des diktats. Ils peuvent atteindre une dimension affective ahurissante (cris de goret qu'on égorge pour un casque maltraité, roulades par terre pour une histoire de béret, etc.). La démultiplication des tribus et les infinies nuances vestimentaires qu'elles autorisent permettent à la fois de s'inscrire dans un vaste troupeau (en gros «la culture jeune») et d'afficher des micromarquages d'autant plus impérieux qu'ils paraissent insignifiants aux non-initiés (les parents de l'ado, ontologiquement bornés). Col de la chemise ouvert ou boutonné, forme du bonnet, longueur exacte du caban... 

La posture oppositionnelle 

L'adhésion irrépressible aux totems d'une caste est parfois renforcée par le rejet d'une autre caste, dont on veut s'affranchir (et dont on gardera parfois à vie la nostalgie poignante). Ainsi, on ne se dit pas «Je suis un grand fauve des médias qui redoute d'être pris pour ce qu'il est» (un petit-bourgeois monté en graine, genre Fogiel) mais : «Je ne veux pas faire vieux comme chez tatie Georgette.» Et on investit dans une chaise longue en poulain Le Corbusier ou un fauteuil à bascule Eames... comme 65 % de nos confrères, confrontés à des problématiques semblables d'ascension express. 

De même, le néobanquier branché offrira-t-il à son salon, après avoir viré tous ses meubles de famille en acajou, un total look Paola Navone pour Gervasoni (marque italienne culte). En même temps qu'à peu près toutes les épouses de ses copains de bonus qui, elles aussi, fréquentent assidûment les sites Made in Design, Blue Sun Tree, Le Cèdre rouge et autres fournisseurs officiels de la bourgeoisie moderne, en rupture de bergères Louis XVI. 

De son côté, le people yankee, un brin cagole à la base, ne révèle pas officiellement son aspiration récente au vrai chic. Mais, à l'instar de la bimbo de télé-réalité Kim Kardashian, nomme son pauvre bébé «North West» (plus distingué que Cindy ou Shelly, pense-t-elle). Exactement comme toutes les autres stars du moment qui, avec un bel ensemble, donnent systématiquement à leurs enfants des prénoms exotiques ou insolites (Maddox, Blue Ivy, Bronx Mowgli) pour occulter leurs origines middle-class. Du coup, cette soumission inconsciente à un fantasme d'originalité les trahit aussi sûrement que Quitterie ou Wandrille sentent le BCBG à plein nez ! 

Le mimétisme concurrentiel 

Lumineusement démontré par le philosophe chrétien René Girard, c'est un des fondements de notre modernité matérialiste. Toute convoitise s'inscrit dans un triangle mimétique : notre désir d'un objet est surdéterminé par le désir (supposé) d'un rival pour ce même objet. Lequel brigue ce bien en symétrie. Bref, tout le monde se tient par la barbichette, et le commerce (sinon la créativité) va bon train... Ma cousine en cherche un partout ; Je l'ai vu chez Carla Bruni dans Gala ou, en vrai, dans la salle à manger de ma chef de service ; Il trônait, si beau et bigarré, dans les pages cadeaux du dernier Vanity Fair ou le supplément «Style» d'un quotidien... 

C'est dit, il me le faut absolument, ce perroquet empaillé ! Si d'aventure un autre client rôde avec intérêt autour du volatile dans la boutique, on ne se tient plus : on rafle la bête sans même un regard pour l'étiquette. La presse féminine joue énormément sur ce ressort en estampillant telles bottes de squaw à franges d'un cupide «A voler aux stars». Tel sweat-shirt à tête de rottweiler, pourtant hideux, d'un «Copié sur les podiums» qui le rend instantanément tentateur. Elle mise ainsi sur l'un de nos plus bas instincts : l'envie de s'approprier ce que possède - ou pourrait posséder - l'autre. 

L'imitation des sous-modèles de consommation 

Et si cet autre est plus riche, plus beau, c'est encore meilleur. Certaines jeunes femmes vaguement célèbres - mannequins, actrices, égéries, présentatrices, filles de - sont discrètement appointées (ou au moins arrosées de présents) par les marques pour exciter cette rivalité virtuelle entre femmes. Si votre adolescente de 16 ans s'est brusquement entichée d'un sac bizarre, qui a tout de la sacoche du toubib de campagne, n'y voyez pas l'expression de son style personnel si original. 

Elle l'a vu sur Cara (Delevingne) ou Alexa (Chung) - ça ne vous dit rien, c'est normal - et acheté sur les sites de vente en ligne Asos ou Urban Outfitters, surappâtée par la mention «Plus qu'un exemplaire en stock» de ces redoutables fabriques à clones. Apparemment, il en restait un peu plus puisque ses copines ont aussi décroché le leur. Il va sans dire que les blogs de street style (photos de looks de rue approuvés par l'internationale de la mode) démultiplient encore cet effet d'imitation subliminal. 

L'éternel retour du même 

Au journal Elle, elles adoooorent cette mode charmante des chaussettes portées dans les escarpins et matraquent cette nouveauté chaque semaine depuis un mois. Ça tombe bien, vous aussi, vous aimez beaucoup ! Quelle coïncidence incroyable, n'est-ce pas ? Eh bien non, en fait. Pourquoi parle-t-il tant à la femme de 40-50 ans, ce récent - et objectivement grotesque - tic de mode, en passe de devenir un tsunami stylistique, selon les pythies du genre ? 

C'est qu'en 1983, dans sa brève période new wave ou ska, elle faisait de même dans ses chaussures pointues... Cela faisait alors sourire sa maman qui, elle-même dans sa période postexistentialiste-crypto-Juliette Gréco, avait bravement tenté la socquette/ballerine avec une jupe ample, circa 1955. Cet engouement qui semble venu de nulle part est une illustration mineure de la fameuse «théorie de l'empreinte» qui, si l'on en croit les psychologues, préside à la plupart de nos choix, en amour, comme au supermarché. 

La théorie de l'empreinte 

On est souvent tenté par ce qui nous rappelle quelque chose, ce déjà-vu dans nos vies antérieures qui, réactivé habilement, fait tilt à nouveau. Accessoirement, ces réminiscences sont le gagne-pain du «tendanceur» des bureaux de style, escroquerie moderne. Ce prescripteur de «nouvelles tendances», dont les médias boivent avidement la parole, prétend décrypter les toquades de masse (cet hiver sera mauve, comme le précédent a été vert émeraude...), tel un quasi-devin. 

En réalité, le charlatan se contente de surfer sur l'amnésie collective en matière de style. Au grand dam des historiens de la mode, en effet, les courants vestimentaires des trente dernières années sont la resucée de ceux lancés dans les années 50 et 60 par les zazous des classes moyennes ou prolétaires. Copiés dans les années 80 par les faux «rebelles» de la nouvelle bourgeoisie libertaire (en réaction contre la bourgeoisie vertueuse déclinante, moins consumériste), ils se répètent mécaniquement tous les cinq ans. 

La déferlante massive du design vintage 70, vrai ou faux, en déco relève du même principe : les appartements des jeunes branchés d'aujourd'hui ressemblent souvent à s'y méprendre à des chambres du Novotel de Rouen en 1969... Vous reprendrez bien un peu d'omelette norvégienne au dessert ? 

Le second degré pour tous 

Ah, ah, ah, suis-je drôle avec ma petite collection de figurines japonaises ou de bondieuseries kitsch sur la cheminée ? Et mon voisin, qui joue à la pétanque ou au Baby-foot en espadrilles, avec ses amis créatifs, tout en plantant des nains de jardin sur sa terrasse ? Ne sommes-nous pas délicieusement impertinents, en adoptant ostensiblement des loisirs et des goûts de ploucs ? Alors qu'on pourrait, comme des cadres sup de base, faire un tennis et acheter des babioles design à la Conran Shop ou chez Sentou ! 

Magie du second degré ou quand la radinerie se pare d'humour... Le détournement du «ringard» est devenu l'astuce contemporaine majeure pour faire son intéressant à peu de frais (aux sens propre et figuré). L'artiste Jeff Koons a fait fortune avec ce filon et ses «Balloon Dogs» sont désormais copiés partout, en bougies ou lampes gadgets. Et l'on ne parle pas des hipsters, cette tribu soi-disant décalée qui a réussi à imposer les grosses lunettes de Superman, les slims colorés de clown et les tee-shirts à message idiot à quasiment l'ensemble du monde développé (enfin, celui qui a moins de 35 ans). 

Faites passer : vous êtes repérés, les gars ! Le recyclage de plus en plus accéléré des contre-cultures (le punk, le rap, les graffitis) est un des grands tours de force du conformisme contemporain : voir cet hiver tous ces mannequins de 16 ans aux dents bien rangées et au teint de rose poser dans les pages de mode en Perfecto cloutés et oripeaux écossais. Les Sex Pistols survivants doivent bien rigoler... 

La subjectivité téléguidée 

Deux copines se retrouvent pour déjeuner. Même robe portefeuille Diane von Furstenberg, grand manitou de la tenue power dressing pour quadras à gros jobs. «C'est dingue, on a les mêmes goûts, se réjouit l'une. - Non, les mêmes conditionnements», répond l'autre, avec mélancolie (spleen de la consommatrice qui se sent devenir banale). En général, plus on a l'impression d'être un électron libre, plus on s'inscrit dans un troupeau prédéfini. 

Le très couru blog de décoration «The Socialite Family», par exemple, est un vrai catalogue des conventions inconscientes du moment. Censé exalter le goût merveilleusement original et intuitif des jeunes familles upper-class d'aujourd'hui, il est une compilation troublante d'appartements témoins des années 2010. Ces gens ne se connaissent pas et se sont donné visiblement beaucoup de mal pour être innovants. Pourtant, ils ont tous des branches de pommier sauvage et des peaux de mouton nordiques immaculées dans leur living ! 

Tout le marketing de la «marginalité ludique» consiste à nous faire prendre nos déterminations les plus lourdes pour le reflet de notre subjectivité géniale, une espèce de sixième sens. On peut d'ailleurs grosso modo être sûr que, dès que l'on fait appel à notre moi rebelle et indomptable (toutes ces injonctions publicitaires d'«Osez oser» pour nous vendre une voiture ou un téléphone), on rejoint la cohorte des «dandys grégaires» (Finkielkraut). La floraison insensée chez les bourgeoises de pulls en cachemire affichant une tête de mort ou un grand «rock» (c'est la faute à Zadig & Voltaire) dans le dos est à cet égard impayable... 

mercredi 19 février 2014

Ukraine: le massacre des innocents


De DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

Ce sont des scènes, celles qui viennent de se dérouler à Kiev, que nous pensions impossibles à voir encore aujourd'hui, par leur sanguinaire violence.


Sergei Chuzavkov/AP/SIPA
Sergei Chuzavkov/AP/SIPA
Ce sont des scènes, celles qui viennent de se dérouler à Kiev, que nous pensions impossibles à voir encore aujourd'hui, par leur sanguinaire violence, en Europe : des dizaines de morts et des centaines de blessés sur la désormais célèbre place Maïden, foyer de résistance et haut lieu de la contestation, en Ukraine, à ce pouvoir néo-stalinien, dictatorial et archaïque tout à la fois, qu'incarne, de sinistre mémoire, le président Viktor Ianoukovitch. 
  
Dire que le monde démocratique en est profondément choqué, aussi révulsé que révolté, s'avère, bien sûr, un euphémisme ! Mais, face à l'ampleur comme à l'horreur de pareil drame humain, semblable condamnation morale et politique, pour certes nécessaire qu'elle soit, ne suffit cependant plus, sinon à blanchir hypocritement, par d'inefficaces et trop commodes mots, notre propre et seule conscience. 
  
Non, il faut oser le dire aujourd'hui haut et fort, comme je le clame, pour ma modeste part, depuis maintenant presque trois ans (depuis que Ioulia Tilochenko, ancienne Première Ministre de ce pays et égérie pro-occidentale de l’historique mais éphémère « révolution orange » de 2004, fut arrêtée arbitrairement, le 5 août 2011, et emmenée « manu militari » en prison) : l'actuel président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, est un criminel, qu'on le qualifie pudiquement « de guerre » ou pas !  
  
D'où ce pénible mais légitime constat que l'Union Européenne devrait également faire sien, plus courageusement et surtout plus dignement que d'habitude, si elle veut enfin arrêter cet intolérable bain de sang : avec les criminels, on ne discute pas ; on rompt tout dialogue (comme viennent de le faire effectivement les chefs de l'opposition, dont Vitali Klitschko, à ce régime d'un autre âge) au lieu de s'en faire les involontaires complices à force de palabres aussi vides que vaines (pour ne pas parler de ces tout aussi inopérantes et mêmes contre-productives sanctions économiques) ne ressemblant finalement plus qu'à autant de coupables alibis ; enfin, ces criminels – les vrais et lâches criminels, ceux-là -, on les envoie tout droit en prison, moyennant certes un procès en tout point équitable, une fois leur abominable pouvoir renversé par de véritables, authentiques et pacifiques, élections démocratiques. C'est probablement là, d'ailleurs, ce qui attend, hélas pour lui, ce barbare à col blanc qu'est Ianoukovitch !  

*Philosophe, porte-parole du Comité International contre la Peine de Mort et la Lapidation (« One Law For All »), dont le siège est à Londres.