vendredi 9 novembre 2012

L'hôpital public, un grand corps malade



Journaliste à Marianne, notamment en charge des questions de santé En savoir plus sur cet auteur
Une hémorragie. Aux urgences, en médecine interne, dans les couloirs encombrés de brancards des établissements de santé parisiens, lyonnais ou orléanais, partout la même effusion, de plus en plus difficile à contenir : les soignants battent en retraite, épuisés par la désorganisation des hôpitaux publics depuis une dizaine d'années. «Je me sens devenir impuissant pour diriger le service. Nos moyens sont trop insuffisants ou inadaptés en regard de l'activité qui ne cesse de croître et de se compliquer», écrivait, début septembre, le Dr Pierre Taboulet en démissionnant de la chefferie des urgences de l'hôpital Saint-Louis(Paris). «Les conditions minimales ne sont plus réunies pour que nous puissions continuer à prendre en charge nos patients, tous, sans discrimination, dans la dignité», renchérissaient, quelques semaines plus tard, les Drs Adrien Kettaneh, Kiet Phong Tiev et Cécile Toledano en claquant la porte du service de médecine interne d'un autre hôpital parisien, Saint-Antoine.   

Endetté, soumis à des réductions budgétaires drastiques, plombé par des emprunts toxiques, pressuré par des objectifs de rentabilité, l'hôpital souffre. Et avec lui les soignants et les soignés. «La pression exercée sur le personnel est délétère : importante démotivation, mouvements de colère, augmentation de la souffrance au travail, augmentation de l'absentéisme, difficultés de recrutement», ne peut que constater Bernard Granger, psychiatre à l'hôpital Tarnier et un des animateurs du Mouvement de défense de l'hôpital public (MDHP). Un tiers des postes de praticiens ne sont pas occupés par des titulaires, les anesthésistes-réanimateurs ne sont plus assez nombreux, les infirmières manquent à tous les étages. 

Grâce à une politique de recrutement attractive et à des primes d'installation de 2 000 €, les Hospices civils de Lyon (HCL) ont pu recruter 820 infirmiers en 2011-2012. Une soixantaine de postes sont toujours vacants. Idem à l'Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM), où le manque d'infirmières a été quelque peu comblé, passant de 200 en 2011 à 30 en 2012. Mais pour combien de temps ? Le turn-over est énorme dans la profession. 

DE L'AVC AU RHUME

L'usure des personnels s'accentue à mesure que l'hôpital se mue en véritable refuge, dernière soupape d'une société en voie de précarisation. L'afflux aux urgences, exponentiel depuis que les médecins libéraux ne prennent plus de gardes, devient de plus en plus ingérable. «Chaque année, on enregistre 10 passages quotidiens en plus. Tout ça avec des moyens, eux, constants», explique Hélène*, assistante sociale dans un service d'urgences parisien. Aux accidentés graves, aux victimes d'AVC ou de malaise cardiaque se sont ajoutés des travailleurs pauvres enrhumés, des classes moyennes grippées qui ne trouvent plus les moyens de se soigner ailleurs, des familles à la rue faute de place dans les hébergements du Samu social... En dix ans, les passages aux urgences ont doublé, jusqu'à atteindre 17 millions par an. 

«Nous ne refusons personne. On prend, on prend, sans avoir de moyens. Le personnel finit par craquer, poursuit Hélène, épuisée de ne pouvoir apporter de solution à tous ces gens. Je suis attachée au service public, mais je ne me vois pas continuer encore longtemps. Ce n'est pas tant en raison de mes conditions de travail. Plutôt à cause du peu de perspectives qu'on offre aux patients. Partir, c'est encore ce qu'il y a de plus honnête pour soi, pour les patients.»

IL FAUT QUE ÇA DÉPOTE

Une des causes de ce mal qui ronge l'hôpital public et la foi des plus acharnés se résume en trois lettres : TAA, la tarification à l'activité, introduite en 2004. A cette époque, les pouvoirs publics veulent en finir avec la dotation globale et réduire le déficit hospitalier. La TAA doit permettre d'améliorer la gestion hospitalière. Chaque acte médical est tarifé et les établissements sont payés en fonction des actes. 

En 2009, la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST), concoctée par Roselyne Bachelot, apporte le coup de grâce : les mots mêmes de «service public hospitalier» disparaissent des textes, public et privé sont mis en concurrence. L'hôpital entreprise est né ! Des économies sont faites sur les personnels. Ceux qui restent sont priés d'être «efficients». Consigne est donnée d'«optimiser le codage» des actes. «Les hôpitaux ont tout intérêt à favoriser les activités qui rapportent. Quitte à tricher, en multipliant les actes ou en les surcotant», indique Bernard Granger. 

Dans les services, il faut que ça dépote. Les ressources matérielles et humaines sont mutualisées - à moins que vous ne soyez un «mandarin» à fort pouvoir médiatico-politique, à qui on ne refuse rien, même pas ses exigences coûteuses et inutiles. Le moindre soin est soumis à toute une montagne de procédures. Des indicateurs de qualité mesurent l'efficacité des services. Aux urgences, les délais d'attente doivent être réduits. Tant pis si le taux de retour croît d'autant plus que le passage est rapide... Aux soins palliatifs, il faut mourir en vingt et un jours, sans quoi on vous envoie dans un autre service, dans un autre établissement.«Pour l'administration, le malade ne représente plus grand-chose», se désole un médecin hospitalier. Dans leur culte de l'indicateur, les «panseurs» autoproclamés de l'hôpital avaient même envisagé d'afficher le taux de mortalité de l'établissement dans le hall d'entrée ! 

«Les procédures, le management par la performance, aboutissent à une perte de motivation et d'argent phénoménale», estime une toubib. «On est tout le temps sur le fil du rasoir. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ça craque», souligne Joséphine, secrétaire médicale. Pourtant, la machine tourne ! «L'hôpital fonctionne encore parce qu'on pense aux patients, parce que l'on a à cœur que le service public de santé continue à remplir son rôle», renchérit Nathalie, infirmière à l'hôpital Beaujon, à Clichy. La soignante, aussi doctorante, planche actuellement, avec le soutien de la direction, sur l'évolution du métier d'infirmière hospitalière, prenant en compte les besoins des patients, les contraintes de la démographie et des impératifs économiques. 

CARTE VITALE CONTRE CARTE GOLD

«La finalité de l'hôpital, c'est la santé des gens, pas gagner de l'argent», rappelle Bernard Granger. A l'ère de la rentabilité à tous crins, les besoins de santé sont quelque peu occultés. En tout cas, ils ne sont plus prioritaires. C'est ainsi que l'été des lits sont fermés pour permettre aux personnels de dégonfler un peu leur compte épargne temps, saturé de jours de récup. Ailleurs, les activités jugées peu rentables, comme les centres d'IVG, sont laissées à l'abandon. 

Pendant ce temps-là, quelques «médecins stars» utilisent les moyens de l'hôpital pour soigner leur ego, qui en exigeant la création d'un service là où il n'y en a pas besoin, qui en oubliant sa fonction de soignant à force de cumuler trop de casquettes, qui en explosant les compteurs légaux d'activité libérale... Les dépassements d'honoraires, véritable plaie de l'hôpital. Ce sont dans les couloirs aseptisés des établissements publics que sont facturés les plus extravagants, les plus excessifs. Dans l'opacité la plus totale. Paradoxe de l'hôpital public français : à mesure que l'accueil des patients qui n'ont qu'une carte Vitale se détériore, ceux qui dégainent la carte Gold ont droit à un traitement de VIP

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