jeudi 8 novembre 2012

Une médecine libérale à bout de souffle



Journaliste à Marianne, notamment en charge des questions de santé En savoir plus sur cet auteur
Un système qui se dégrade, des patients, qui, faute de moyens financiers, renoncent à se soigner, l'inégalité d'accès aux soins entre zones rurales et grandes villes... Le pronostic vital du modèle français de santé est engagé. Traitement de choc : des réformes courageuses.

(Des internes manifestent le 17 octobre 2012, à Paris - SEVGI/SIPA )
(Des internes manifestent le 17 octobre 2012, à Paris - SEVGI/SIPA )
C'est ce qui s'appelle manquer de tact... mais pas de démesure. Encore une fois, les médecins les plus libéraux ont gagné. Les syndicats ont durci le ton, les «pigeons» ont piaillé sur les réseaux sociaux et agité la menace d'une grève des blocs opératoires, les internes ont été lâchés. Et les dépassements d'honoraires, légitimés. Pour leur encadrement, il faudra repasser. Les patients peuvent donc souffler : ils continueront à être bien soignés. Car, depuis le départ, les contestataires brandissent l'étendard de la santé publique, plus porteur il est vrai que celui de leurs rémunérations... Comme s'il n'était pas possible de bien soigner sans dépasser. 

Inutile de se demander qui sont les dindons de la farce des «pigeons» en blouse blanche... Cela fait trente ans que ça dure. Trois décennies de pressions, de corporatismes qui ont permis à toute une partie des (ultra)libéraux de s'exonérer du service public de la santé, libres de ne plus prendre de gardes, de pratiquer les tarifs qu'ils veulent, de s'installer où bon leur semble. Tant pis pour les patients qui vivent dans des trous paumés, tant pis pour les fauchés, tant pis pour les urgences hospitalières, au bord de l'asphyxie à force d'être transformées en cabinet de consultations. 

«Cette absence de volonté de prendre bille en tête la frange la plus libérale des médecins et de réintégrer la médecine libérale dans le champ du service public va se traduire par une dérégulation croissante, une augmentation des difficultés d'accès aux soins, une baisse de l'attractivité de la médecine générale et aura des répercussions sur l'hôpital public», anticipe Frédéric Pierru, sociologue de la santé. Quand la médecine de ville tousse, c'est tout le système de santé qui se grippe. A force de la laisser proliférer, l'affection est devenue sévère. 

Gangrenée par des dépassements d'honoraires devenus ordinaires, mise à mal par un paiement à l'acte inflationniste, minée par une désertification galopante et une crise des vocations, la médecine libérale est à bout de souffle, plus guère satisfaisante ni pour ceux qui l'exercent, ni pour les patients. «Ce qui menace la médecine libérale, c'est la tendance à la mercantilisation», souligne Frédéric Pierru. Ou quand la recherche du profit prend le pas sur les besoins de santé d'une population... Une dérive accélérée par Raymond Barre qui, en 1980, plutôt que de revaloriser les actes médicaux, autorise les toubibs à facturer des compléments d'honoraires non remboursés (le secteur 2). Un gagnant-gagnant pour les professionnels de santé qui augmentent leurs revenus et pour la Sécu qui ne creuse pas son «trou». 

Un marché de dupes, en réalité : le principe d'une santé égalitaire et solidaire en prend un sacré coup. Trente ans plus tard, 2,5 milliards d'euros de dépassements d'honoraires sont facturés aux patients (contre 900 millions en 1990). Quarante et un pour cent des spécialistes et 86 % des chirurgiens dépassent de 55 % le tarif opposable, en moyenne, jusqu'à des pics délirants. 

Six jeunes libéraux sur 10 s'installent d'emblée en secteur 2. «Il y a un appât du gain chez certains médecins», reconnaît Bernard Coadou, généraliste girondin fraîchement retraité, promoteur d'un mouvement contre les dépassements. Quand une poignée de pontes, souvent hospitaliers, abusent franchement, d'autres, plus nombreux, pratiquent de «petits» dépassements réguliers et généralisés. Vingt euros par ci, 100 par là... De quoi sévèrement attaquer le portefeuille des Français. Les «dépasseurs» ne manquent pas d'imagination, allant jusqu'à facturer une très subjective «prime de notoriété», estimant que leur seul nom vaut bien quelques centaines d'euros en plus. Un «supplément au supplément déjà banalisé» du secteur 2, selon les mots d'une patiente bordelaise outrée par cet «abus» (300 euros que le spécialiste, dans sa grande mansuétude, lui a proposé de payer en plusieurs fois, avant de s'asseoir dessus). 

«Les médecins gagnent bien leur vie. Combien faut-il d'euros pour être heureux ?» s'interroge Bernard Coadou, atterré par les folies de quelques-uns, atteints par le «syndrome du footballeur». Un généraliste gagne, en moyenne, 79 000 euros annuels ; un ORL, 98 000 ; un cardiologue, 117 000 ; et un radiologue, 149 000. Insuffisant, se lamentent les syndicats les plus conservateurs, justifiant leurs suppléments d'honoraires par la hausse de leurs charges combinée, il est vrai, à la faible rémunération, dans certaines spécialités, des actes par la Sécu. Est-il normal qu'une consultation chez le dermato coûte moins cher qu'une coupe-couleur-Brushing ? Qu'un généraliste gagne moins à l'heure qu'un plombier ? 

L'assurance maladie s'est dite prête à revaloriser les tarifs du secteur 1, espérant ramener ainsi les brebis égarées du secteur à honoraires libres dans le giron d'une santé égalitaire. Une solution satisfaisante... en apparence seulement. Si les ménages y gagnent, pas sûr que les finances et la santé publiques en tirent bénéfice. Car rien n'empêche un toubib rémunéré à l'acte de consulter plus pour gagner plus. Dans les zones largement pourvues en blouses blanches, l'offre médicale tire déjà la demande. En Provence-Alpes-Côte d'Azur, où cabinets et cliniques poussent comme des champignons et où les médecins doivent se partager moins de patients, les prescripteurs font chauffer l'ordonnancier. Résultat : une consommation de soins de ville supérieure de 14 % à la moyenne nationale, 40 % d'endoscopies et angioplasties de plus. 

DÉSORGANISATION DU SYSTÈME

Tout bénéfice pour le patient, qui n'hésite plus à faire monter les enchères entre la pléthore de toubibs à sa disposition, un jour pour des antibiotiques inutiles, un autre pour un arrêt de travail injustifié. «Etre dans un département où la densité de médecins généralistes est forte augmente la probabilité individuelle d'être en arrêt maladie», indique une étude de l'Institut de recherche et documenttion en économie de la santé (Irdes). D'autres encore se montrent indulgents, voire complaisants, quand il s'agit de faire bénéficier à un patient du régime affection longue durée (ALD), qui permet une prise en charge à 100 % des dépenses. 

En 2009, 8,6 millions de Français étaient en ALD (dont les critères peuvent se montrer assez flous), pour un coût de 78 milliards d'euros, soit 59 % du total des dépenses de remboursement. «En ville comme à l'hôpital, certaines prescriptions de médicaments et d'examens ne servent à rien», reconnaît Claude Leicher, président de MG France, principal syndicat de généralistes. «Notre système de santé se désorganise. Chacun fait tout et plus personne ne sait de quoi il est responsable. Alors qu'il serait très facile de faire 10 % d'économies en utilisant mieux le système ! C'est d'ailleurs dans cette optique que nous avions demandé la création du médecin traitant et du parcours de soins. Mais, pour ça, il faut donner des moyens au généraliste», poursuit Claude Leicher. 

Tandis que les syndicats de spécialistes discutent le bout de gras pour conserver leur confort libéral, oubliant au passage que c'est la collectivité qui leur assure leurs revenus, les médecins de premier recours, majoritairement en secteur 1, se paupérisent. Conscient de leur rôle pilier dans le système de soins, François Hollande a fait savoir qu'il souhaitait «assurer une pleine reconnaissance du médecin traitant, celui qui évolue dans un cadre collectif et qui doit avoir un juste niveau de rémunération». 

«Il y a une tension entre la médecine générale qui poursuit son déclin et des spécialistes libéraux qui veulent le beurre et l'argent du beurre», constate Frédéric Pierru. Tandis que les rangs des spécialistes s'étoffent (+ 9,9 % entre 2007 et 2017, selon les calculs du conseil national de l'ordre des médecins), ceux des généralistes s'amenuisent (- 7,5 % sur la même période), laissant craindre une pénurie d'ici à cinq ans. Et pas seulement dans la Creuse ou les Ardennes : Paris, les Hauts-de-Seine, le Haut-Rhin ou le Gard font partie des 34 départements potentiellement «à risque».

RÉPARTITION INÉGALE


Les jeunes délaissent l'exercice libéral (moins de 10 % font ce choix lors de l'inscription au tableau de l'ordre), des «anciens» pas si vieux dévissent leur plaque avant l'âge de la retraite. En 2011, 62,2 % des «déplaquages» concernaient des omnipraticiens. 

Si 84 % des Français comptent encore un généraliste dans leur commune, selon l'Insee, tous n'y ont pas un accès aisé. «Proximité ne rime pas toujours avec accessibilité», rappellent les statisticiens, soulignant le déséquilibre qui existe dans certaines communes entre le nombre de praticiens pouvant les desservir et le nombre de patients potentiels : «D'où un risque de file d'attente». Six mois après son arrivée dans le Berry, Nicolas, 27 ans, a appelé une demi-douzaine de toubibs avant de trouver celui qui voudrait bien soigner sa vilaine grippe : «Tous m'ont expliqué qu'ils ne prenaient pas de nouveaux patients. Ou alors si, mais dans trois semaines !» Une broutille comparée aux six mois d'attente pour consulter un ophtalmo à Bourges... 

D'après une étude de l'UFC-Que choisir, 13 % de la population vit dans un désert ophtalmologique, 14 % dans un désert gynécologique et 19 % dans un désert pédiatrique, quels que soient les tarifs pratiqués par ces spécialistes. Et pourtant, il n'y a jamais eu autant de médecins en France : en trente ans, leur nombre a explosé de 92,9 % ! Jamais ils n'ont été aussi mal répartis. Quand les pharmaciens et les infirmières ne peuvent s'établir que là où il y a des besoins, les mêmes toubibs conservateurs persistent à défendre bec et ongles leur sacro-sainte liberté d'installation - et les politiques les ont laissés s'y accrocher. L'accès géographique aux soins est le prochain grand chantier sanitaire de François Hollande. Osera-t-il, cette fois, un traitement de choc ? 

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