lundi 22 octobre 2012

Peut-on encore enseigner l'économie depuis la crise ?

EMMANUEL LÉVY ET ANNA TOPALOFF - MARIANNE

On pourrait croire que l'enseignement des théories qui nous ont menés dans le mur a été sérieusement repensé depuis 2008. Surprise : il n'en est rien ! Dans les masters d'éco et de finance, dans les grandes écoles de commerce, les futures élites de la nation récitent les mêmes cours - ou presque.

Julio Cortez/AP/SIPA
Julio Cortez/AP/SIPA
Arthur Jatteau est étudiant en sciences économiques à l'Ecole normale supérieure de Paris. Pourtant, quand ses copains lui demandent son avis sur la crise des subprimes ou ce qu'il faudrait faire pour réduire le chômage, il n'a aucune réponse à leur apporter :«Dans mon cursus universitaire, on n'aborde jamais ces questions.» Excédé de voir les mathématiques et les méthodes statistiques prendre toute la place au détriment de l'analyse des mécanismes économiques et de la dimension «sociale» de la discipline, Arthur Jatteau a créé, en 2007, Peps (Pour un enseignement pluraliste dans le supérieur en économie), une association étudiante militant pour une transformation de l'enseignement des sciences éco. Sept ans plus tôt, déjà, un autre collectif d'universitaires faisait le même constat dans une lettre ouverte publiée dans le Monde dénonçant «l'autisme» des cours d'économie. A l'époque, l'initiative avait été très médiatisée... sans que cela se traduise par un réel changement du contenu des enseignements.

Mais, depuis, la crise financière mondiale a révélé au grand jour la faillite du capitalisme financier et l'affaire Kerviel, les pratiques licencieuses en vigueur dans les salles de marché, enfants naturels de celles enseignées dans les amphis. La bulle Internet de 2000 a ridiculisé les analystes des banques qui invitaient les épargnants à placer leurs économies dans des nimportequoi.com. Puis ce furent les affaires Enron et Worldcom. Ces mégascandales financiers ont ramené les maîtres de l'audit et du conseil comme Andersen Consulting au niveau d'aimables bonimenteurs de rue.

En emportant les agences de notation, le dernier joyau de la couronne de la finance, la crise des subprimes a cramé ce qui restait de confiance dans le public. Impossible pour les masters d'économie et de finance de rester impassibles devant ces poussées de fièvre qui donnent à voir le grand corps malade d'une économie mondiale minée par trente ans de libéralisme. Sur leurs sites Internet, tous affichent désormais leur volonté de former des cadres «humains» et tous ont intégré dans leur bouquet de formations des matières aux intitulés délibérément «gauchistes» : «responsabilité sociale de l'entreprise», «éthique des affaires», «finance et déontologie» ou le très en vogue «social business» - toujours en anglais dans le texte. Modification cosmétique ou mutation profonde ? 

CHAIRE DE «SOCIAL BUSINESS»

Nombre d'observateurs penchent pour le masque de beauté. C'est le cas de Nicolas Postel, maître de conférences à Lille-I et secrétaire de l'Association française d'économie politique (Afep), qui entend promouvoir une plus grande diversité des théories économiques dans les amphis : «La théorie dite "néoclassique" sévit toujours dans les cours, alors même que la crise a démontré son inadaptation.» Pour preuve, il rappelle qu'en 2010 «le premier jury d'agrégation de sciences éco "postcrise" était constitué d'un tiers de mathématiciens pur jus. Le message était clair : "Surtout ne changeons rien, continuons d'appliquer les maths à l'économie et à la finance comme si rien ne s'était passé !"»

Un immobilisme qui se retrouve dans le contenu des enseignements eux-mêmes : ainsi, Nicolas Postel a relevé que, dans 90 % des masters finance, «les cours sur la monnaie n'ont pas été modifiés d'une ligne après la crise de 2008, alors qu'ils avaient été conçus à partir de l'hypothèse structurelle de l'efficacité des marchés !»

Dans le même ordre d'idées, la journaliste Florence Noiville, auteur d'une enquête sur HEC (1), signale que, dans la première des business schools françaises, les polycopiés distribués aux étudiants suivant l'option finance en 2012 étaient identiques à ceux de... 2006 ! Quant aux tout nouveaux cours sur le commerce équitable ou la responsabilité sociale de l'entreprise, ils ne bouleversent pas l'ordre établi : «Optionnels et calés le vendredi en fin de journée, ils réunissent à peine 10 pèlerins...»

Pourtant, en 2008, la Haute Ecole de commerce s'enorgueillissait d'avoir opéré une révolution intérieure, avec la création d'une chaire consacrée au social business, coprésidée par Martin Hirsch et Muhammad Yunus. L'objectif ? «Faire comprendre que la lutte contre la pauvreté peut avoir un intérêt économique pour les entreprises», assure Frédéric Dalsace, le responsable du cursus. Un beau programme qui n'a attiré que 80 étudiants... sur 3 000. Trop peu pour parler de transformation radicale du paradigme dominant ! N'empêche, Frédéric Dalsace y croit : «Le processus est long, mais la prise de conscience est là.» 

PRÊCHER DANS LE DÉSERT

Reste que le génie du capitalisme réside dans sa capacité d'adaptation. L'efficacité des marchés a montré ses limites avec la crise ? Qu'à cela ne tienne : les banques regardent désormais du côté de la recherche en neurosciences et des études sur l'économie comportementale. «Pour un nombre non négligeable d'entre eux, les chercheurs dans ces domaines sont encore plus maqués avec les gens de la finance que les précédents», analyse le chercheur Frédéric Lordon. A preuve le trading haute fréquence ou les modèles dits à rationalité limitée qui sont en train de fleurir dans les salles de marché. Cela revient à dire :«Les prix de marché, comme ceux de la Bourse, n'ont en réalité pas de sens, ce n'est pas grave, on joue quand même.»

Voilà pour le court terme, même si à plus long terme ces recherches pourraient contribuer à déboucher sur la remise en cause du capitalisme financier. Même son de cloche chez André Orléan, auteur de l'Empire de la valeur (2), et membre, comme Frédéric Lordon, du collectif« Les Economistes atterrés » : «Comme pour toute révolution copernicienne, un changement de modèle économique a comme préalable qu'un nouveau paradigme soit prêt à prendre la relève.» Le professeur d'économie à Polytechnique, directeur de recherche à l'Ehess, poursuit : «La critique du libéralisme, et notamment de la finance, n'a pas eu sa place au sein de l'académisme. Cela a un peu changé avec la crise, mais il est trop tôt pour qu'émerge en son sein une alternative puissante. Il a fallu deux dizaines d'années pour que l'école de Chicago impose le libéralisme dans le monde académique.»

En attendant, pour dénicher des filières qui ont réellement modifié le contenu des cours, il faut s'éloigner des prestigieuses grandes écoles parisiennes. Ainsi, à la Rouen Business School, neuvième au palmarès 2012 des écoles de commerce établi par le magazine l'Etudiant, la mutation est en marche. Responsable du master finance internationale, Marie-Florence Lamy dit avoir été «choquée» d'entendre, au moment de l'affaire Kerviel, des traders affirmer qu'ils appliquaient des modèles statistiques auxquels ils ne comprenaient rien : «J'ai décidé de refondre tout le contenu du master pour mettre l'accent sur l'analyse des modèles, afin que mes étudiants soient capables de porter un jugement sur ce qu'ils font.» Résultat : le nombre d'heures consacrées à la gestion des risques financiers a été multiplié par deux. 

D'ABORD CHANGER LES RÈGLES

Même évolution à l'Institut d'administration des entreprises (IAE) de l'université Lyon-III. Depuis la rentrée d'octobre 2011, tous les masters 1 doivent suivre huit heures de cours magistral et quinze heures de travaux dirigés en éthique et responsabilité managériale. Patricia Serror, maître de conférences en marketing, a été l'architecte de ces changements : au milieu des années 2000, la jeune femme a carrément menacé de démissionner pour contraindre la direction de la laisser enseigner les bienfaits de l'éthique. Il lui aura tout de même fallu attendre la crise de 2008 pour que ses leçons ne soient plus des options facultatives, mais des cours obligatoires sanctionnés par un examen à fort coefficient. Reste que Patricia Serror veut aller plus loin : «L'éthique ne devrait pas être un cours à part, mais une notion intégrée à toutes les disciplines de gestion - le marketing, la finance, la comptabilité, les ressources humaines... Mon cours est utile parce qu'il pallie un manque, mais mon objectif, c'est que les autres cours soient tellement transformés qu'à terme le mien ne serve plus à rien !»

La prof sait que les oppositions sont nombreuses. A commencer par celles des étudiants eux-mêmes ! L'année dernière, certains élèves ont refusé d'assister à son cours au motif qu'il ne servait à rien. A HEC aussi, les étudiants boudent les leçons aux contenus alternatifs. Florence Noiville rappelle ainsi que «le cours consacré au commerce équitable a été annulé... faute de participants !» Quant au séminaire de déontologie du master finance de l'université Paris-Dauphine, qui figurait au programme dans les années 80, il a été abandonné au début des années 90 en raison du «manque de motivation des étudiants», pour reprendre l'expression de son ancien directeur, Yves Simon. «C'est l'enseignante elle-même qui a souhaité arrêter le cours. Il était obligatoire, donc les élèves venaient, mais ils se contentaient d'attendre que ça passe. A la fin, elle était épuisée de prêcher dans le désert...»

Mais Arthur Jatteau assure que les mentalités ont changé depuis la crise : «Quand je vais présenter mon assoce dans les amphis, je vois que 90 % des étudiants veulent que leurs profs les aident à comprendre le monde d'aujourd'hui - la crise, le chômage, la croissance - et pas seulement à faire des maths.» Pour le jeune thésard, ce sont plutôt les profs qui traînent la patte : «Analyser les fondements de la crise, ça demande plus de boulot que de refaire le même cours de maths depuis vingt ans !» D'autre part, certains ne cachent pas leur désaccord politique avec ce virage à gauche. Combien de fois Patricia Serror a-t-elle entendu ses collègues lui lancer : «Moi, j'enseigne la performance économique, pas le droit social !», quand elle leur suggérait d'évoquer la question de l'éthique avec leurs étudiants.

Mais, en ce qui concerne les formations en finance, le blocage n'est pas qu'idéologique, il est aussi institutionnel. Les masters finance sont parmi les cursus les plus professionnalisant. Si celui de l'université de Paris-Dauphine figure en tête des classements, c'est parce qu'il forme les étudiants au plus près de la réalité des salles de marché. En clair : «On enseigne la finance telle qu'elle se pratique, pas telle qu'on la rêve !» pour reprendre l'expression d'Yves Simon, son fondateur. Un dilemme qui va jusqu'au tragique pour le responsable d'un autre prestigieux master de finance parisien. Persuadé d'avoir ouvert la boîte de Pandore de la crise en enseignant les mathématiques financières aux futurs traders, il a plongé dans la folie. Se rendant personnellement responsable de la crise, sa décompensation a carrément nécessité un internement en hôpital psychiatrique !

Plus pragmatique, Yves Simon affirme que croire qu'il suffira de réformer le contenu des cours pour moraliser le capitalisme, c'est prendre le problème à l'envers. «Que le politique change d'abord les règles en vigueur sur les marchés, et ensuite j'enseignerai à mes étudiants ces nouvelles règles plus morales», lance-t-il. Mais jusqu'à maintenant, souligne-t-il avec un sourire ironique, «la volonté politique a manqué...» François Hollande, qui assurait pendant la campagne électorale que son «seul adversaire» était «le monde de la finance», sait donc ce qu'il lui reste à faire s'il veut que les traders de demain ne recommencent pas les erreurs d'hier. 

(1) J'ai fait HEC et je m'en excuse (Stock, 2009).
(2) Seuil, 2011. 

ÉTATS-UNIS. MON PROF EST UN DÉLINQUANT EN COL BLANC !

C'est la dernière mode dans les facs américaines : confier le cours d'éthique des affaires -intégré dans les formations en économie et en finance depuis plus d'une décennie - à un délinquant financier repenti ! Ainsi, dès sa sortie de prison au début 2012, Andrew Fastow, l'ancien directeur financier d'Enron, s'est rendu à la Leeds Business School de Boulder, dans le Colorado, pour y faire amende honorable devant plus d'un millier d'étudiants. Condamné à six ans d'emprisonnement en 2006 pour avoir participé à la dissimulation des pertes de l'entreprise, il a invité les futurs businessmen à ne pas suivre sa voie... Même mea culpa public, cette fois devant les élèves de la Forster School Of Business de l'université de Washington, pour Jeffrey Greenstein, ancien dirigeant du hedge fund Quellos Group, qui vient de purger une peine de quatre ans de prison pour fraude fiscale. Quant à Garrett Baur, trader du New York Stock Exchange qui risque dix ans d'emprisonnement pour délit d'initié, il entend prêcher la bonne parole - «Faites ce que je dis, pas ce que j'ai fait» - dans plus de 120 écoles avant son procès. Pas sûr que cela suffise à lui éviter la prison...

A.T

Article paru dans le n°809 de Marianne daté du 20 octobre 2012.
          

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