La question de la sortie du capitalisme n'a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d'une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu'externe qu'il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.
Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux accumulés n'est plus capable de se valoriser par l'accroissement de la production et l'extension des marchés. La production n'est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent, entre autres, par des réductions compétitives des effectifs employés, des externalisations et délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, donc, à l'échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et 1a baisse du pouvoir d'achat. Or moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixe par travailleur est important, plus le taux d'exploitation c'est-à-dire le surtravail et la survaleur produits par chaque travailleur doivent être élevés. Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L'accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l'indice Standard & Poor's disposent en moyenne de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d'opérations sur les marchés financiers. En France, l'investissement productif des entreprises du CAC 40 n'augmente pas, même quand leurs bénéfices explosent. L'impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d'une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui dévaloriserait le capital excédentaire (suraccumulé), les pouvoirs financiers ont pris l'habitude d'inciter les ménages à s'endetter, à consommer leurs revenus futurs, leurs gains boursiers futurs, la hausse future de la valeur marchande de leur logement, cependant que la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que feraient dégager les dépeçages et les restructurations, imposés par les LBO d'entreprises qui ne s'étaient pas encore mises à l'heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels.
La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l'espace d'environ six ans, passant de 80 000 à 160 000 milliards de dollars (soit trois fois le PIB mondial), entretenant aux États-Unis une croissance économique fondée sur l'endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l'économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins et par ricochet de l'Europe.
L'économie réelle est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n'éclate pas et une hausse continue du prix de l'immobilier pour que n'éclate pas la bulle des certificats d'investissement immobilier vers lesquels les banques ont attiré l'épargne des particuliers en leur promettent monts et merveilles – car l'éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l'économie réelle d'une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans).
« Nous cheminons au bord du gouffre », écrivait Robert Benton. Voilà qui explique qu'aucun État n'ose prendre le risque de s'aliéner ou d'inquiéter les puissances financières. I1 est impensable qu'une politique sociale ou une politique de « relance de la croissance » puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. I1 n'y a rien à attendre de décisif des États nationaux qui, au nom de l'impératif de compétitivité, ont au cours des trente dernières années abdiqué pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d'un quasi-État supranational imposant des lois faites sur mesure dans l'intérêt du capital mondial dont il est l'émanation – ces lois, promulguées par l'OMC, l'OCDE et le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout-marchand, c'est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commerciales. Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu'il a déclarée à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c'est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d'une quelconque prestation considérée comme « travail » pour peu qu'elle soit tarifée. Le tout marchand, le tout marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s'y dévoilait dans son sens politique comme stratégie de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels exigeaient que l'État ne fût plus le garant de la reproduction de la société mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manoeuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation. (...)
Si l'on a à l'esprit cette toile de fond, les programmes, discours et conflits qui occupent le devant de la scène politique paraissent dérisoirement décalés par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs mis en avant par les gouvernements et les partis apparaissent comme des diversions irréelles qui masquent le fait que le capitalisme n'offre aucune perspective d'avenir, sinon celle d'une détérioration continue des conditions de vie, d'une aggravation de sa crise, d'un affaissement prolongé passant par des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise de plus en plus faibles. Il n'y a aucun « mieux » à attendre si on juge le mieux selon les critères habituels : il n'y aura plus de « développement » sous la forme du plus d'emplois, plus de salaire, plus de sécurité. Il n'y aura plus de « croissance » dont les fruits puissent être socialement redistribués et utilisés pour un programme de transformations sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme.
L'espoir mis, il y a quarante ans, dans des « réformes révolutionnaires » qui, engagées de l'intérieur du système sous la pressions de luttes syndicales, finissent par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs arrachés au capital, cet espoir n'existe plus. La production demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins de pouvoir d'achat à de moins en moins d'actifs ; elle n'est plus concentrée dans de grandes usines pas plus que ne l'est la force de travail. L'emploi est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial à la place d'un contrat de travail. Les promesses et programmes de « retour » au plein emploi sont des mirages dont la seule fonction est d'entretenir l'imaginaire salarial et marchand, c'est-à-dire l'idée que le travail doit nécessairement être vendu à un employeur et les biens de subsistance achetés avec l'argent gagné. Autrement dit : qu'il n'y a pas de salut en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission des besoins à la consommation de marchandises : qu'il n'y a pas de vie, pas de société au-delà de la société de la marchandise et du travail marchandisé, au-delà et en dehors du capitalisme.
L'imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d'imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers de l'imaginaire salarial et marchand, l'anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps mais non pas empêcher la détérioration des conditions de vie.
La « restructuration écologique » ne peut qu'aggraver la crise du système. Il est impossible d'éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d'ici à l'an 2050. Or, selon le rapport du Conseil sur le climat de l'ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu'à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°C, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.
La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d'autres rapports sociaux. En leur absence, la décroissance risque d'être imposée à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources caractéristiques d'un socialisme de guerre. La sortie du capitalisme s'impose donc d'une façon ou d'une autre. Le reproduction du système se heurte à la fois à ses limites internes et aux limites externes engendrées par le pillage et la destruction d'une des deux « principales sources d'où jaillit toute la richesse » : la terre. La sortie du capitalisme a déjà commencé sans être encore voulue consciemment. La question porte seulement sur la forme qu'elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s'opérer. (...)
André Gorz, le 16 septembre 2007
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